Comment un accord commercial confidentiel pourrait changer l’Internet mondial

11 June, 2015

Margot E. Kaminski et Slate.com

Traduit par Yann Champion

Auparavant, les accords commerciaux portaient sur des sujets tels que les tarifs douaniers. Aujourd’hui, il n’est plus seulement question de commerce mais aussi de réglementations qui façonnent la vie privée en ligne.

Le 3 juin, WikiLeaks a publié l’ébauche d’un texte destiné à devenir le plus grand accord commercial international dont vous ayez jamais entendu parler: le Trade in Services Agreement (Accord sur le commerce des services), ou Tisa. Et dans l’un des douze chapitres qui ont fuité (qui traitent principalement de sujets comme «les services de transport aérien» ou la «compétitivité des services de livraison») se cache un débat capital sur la vie privée en ligne et l’Internet mondial.

Internet est aujourd’hui régi par des accords de libre commerce qui déterminent les politiques à appliquer en matière de numérique à travers les frontières et dans le monde entier. Le Tisa, en particulier, traite de la vie privée dans le monde numérique, un sujet critique aussi bien aux États-Unis que dans le monde entier.

Pourtant, les négociations aux États-Unis n’ont pas lieu de la manière dont sont habituellement débattues les questions portant sur les droits de l’homme, ou même les lois ordinaires. Le Tisa, comme d’autres accords commerciaux, est négocié en passant par un système baroque et corruptible baptisé «fast track», que le Congrès américain est sur le point de renouveler. Il est inacceptable pour une démocratie que des sujets de cette importance soient discutés sans que le public soit consulté.

Commerce électronique

Auparavant, les accords commerciaux portaient sur des sujets tels que les tarifs douaniers. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, il n’est plus seulement question de commerce. Aujourd’hui, ils sont constitués de centaines de chapitres de régulations détaillées, sur des sujets allant des textiles aux lois sur la propriété intellectuelle.

Le Tisa se veut promoteur d’une concurrence mondiale juste et ouverte dans les services afin de favoriser l’emploi (vous avez peut-être aussi entendu parler de l’accord de partenariat transpacifique, un autre accord commercial, actuellement en cours de négociation et sous le feu de nombreuses critiques; eh bien celui-ci est encore plus énorme). Le Tisa est lui en train d’être négocié entre 23 pays qui représentent près de 75% du marché mondial des services. L’annexe sur le commerce électronique comprend des réglementations qui refaçonnent les relations entre le libre flux des informations et la vie privée en ligne.

Internet est mondial, mais les règlements sur la vie privée incluent des normes localisées. Les États-Unis, par exemple, ne protègent que certaines choses, comme l’historique des vidéos visionnées et les informations relatives à la santé, tandis que l’Union européenne dispose d’un cadre très vaste, qui permet de protéger beaucoup plus d’informations.

Par rapport aux États-Unis, l’UE a également tendance à donner plus de poids à la vie privée, et moins à la liberté d’expression, comme l’a montré la controverse sur le «droit à l’oubli», qui permet aux ressortissants européens de demander le déréférencement de pages des résultats d’une recherche Google faite sur leur nom.

Désaccords internationaux

Le droit international en général, et le droit du commerce en particulier, sont des endroits en théorie attrayants pour résoudre de tels conflits, car les pays font souvent appel aux accords commerciaux pour harmoniser leurs lois et gérer le flux de biens (et de données!) à travers les frontières.

Les désaccords internationaux ayant trait à la protection de la vie privée ne font qu’augmenter. Depuis qu’Edward Snowden a commencé à lâcher ses révélations sur la surveillance de la NSA il y a deux ans, la question du traitement des données relatives aux utilisateurs étrangers par des sociétés américaines et par le gouvernement américain lui-même est devenue problématique avec plusieurs pays.

Certains craignent que les sociétés américaines ne veuillent déréguler la vie privée au niveau mondial, parce qu’il reviendrait trop cher de mettre en place des systèmes de protection de la vie privée à la manière de l’UE. Certains pays ont proposé de conserver les données au niveau local, de manière à ce que les Américains ne puissent les aspirer, et menacent de reconsidérer entièrement leur politique envers les sociétés américaines et leur gestion des données relatives aux ressortissants étrangers s’ils n’obtiennent pas gain de cause. Un temps durant, l’empêchement de la localisation des données a fait partie des priorités des États-Unis dans les négociations commerciales. Dans les précédents accords de libre commerce, cependant, les États-Unis ont été peu virulents, notamment pour éviter que les pays ne traitent de manière discriminatoire les produits numériques étrangers.

Exception explicite

Mais le Tisa est différent. Le projet qui a fuité, proposé par les États-Unis et plusieurs autres pays, déclare qu’un gouvernement ne peut empêcher une société étrangère de services de «transférer [accès, traitement ou stockage] des informations, y compris personnelles, à l’intérieur ou à l’extérieur de son territoire». Pour résumer, cela revient à dire que les mesures de protection de la vie privée peuvent être traitées comme des freins au commerce.

Cela pourrait s’appliquer à la plupart des règlements relatifs à la vie privée puisqu’ils s’appliquent aux sociétés étrangères (et pas uniquement au sein de l’UE). Cela s’appliquerait aussi aux réglementations américaines envers les sociétés étrangères. Par exemple, la loi américaine sur les données médicales impose que le patient donne son consentement pour que les données relatives à sa santé soient partagées. Techniquement, c’est une restriction sur les transferts d’informations et elle pourrait donc être invalidée par le Tisa si rien ne change.

Nous ne pouvons savoir si ce projet figurera finalement dans l’accord final. Mais, si c’est le cas, la question cruciale sera de savoir dans quelle mesure les réglementations sur la vie privée (comme la loi américaine sur les données médicales ou les lois européennes de protection des données) pourraient en être exemptées.

Le sujet couvert par le Tisa est déjà régi par un accord mondial baptisé GATS, qui inclut une exception pour la protection de la vie privée. En d’autres termes, les mesures de protection de la vie privée ne sont explicitement pas considérées comme des entraves au commerce par le GATS. Le projet de Tisa publié par WikiLeaks montre qu’il y a actuellement des débats entre pays pour savoir s’il faut créer une exception explicite de protection de la vie privée à l’intérieur même du Tisa. Le résultat de ce débat est d’une importance capitale pour les États qui souhaitent des lois de protection de la vie privée.

Procédure confidentielle

Si cela semble compliqué… c’est que ça l’est. Le point important est que cet accord commercial renferme un débat crucial sur les capacités des gouvernements à protéger efficacement les libertés civiles. Et il n’est pas considéré comme un débat sur les droits de l’homme. Il est traité uniquement comme une question économique, en ignorant les implications pour les droits de l’homme, et il est gardé dans un document classé confidentiel, que le public ne voit qu’aujourd’hui, soit des mois après sa négociation, et seulement parce qu’il a été divulgué par WikiLeaks.

Tout ce que contient le Tisa n’est pas à jeter. Assurer la protection d’un Internet mondial et ouvert grâce au commerce pourrait être, en théorie, une bonne idée. Mais ces points devraient être ouvertement débattus et non pas vendus dans le cadre d’un énorme accord qui traite aussi bien de la vie privée sur Internet que des services de transports maritimes.

Cela nous amène au Congrès. Historiquement, aux États-Unis, les accords commerciaux sont négociés, conclus et mis en place au travers d’un processus spécial surnommé «fast track», qui a expiré en 2010. Avec le «fast track», le Congrès se lie lui-même les mains de manière très efficace par rapport au commerce. Il donne à l’exécutif de vagues objectifs de négociations, comme «reconnaître l’importance croissante d’Internet en tant que plateforme d’échange dans le commerce international», et se limite à un vote «pour ou contre» en ce qui concerne l’acceptation du texte final.

La procédure est aussi hautement confidentielle —pour tout dire, les textes des accords commerciaux sont classés. Si, d’habitude, l’exécutif consulte bien les membres du Congrès, jusqu’à récemment, même le personnel avec les autorisations nécessaires n’a pu voir les textes. En outre, certains conseillers du secteur commercial ont accès aux objectifs de négociation des États-Unis, et aux négociateurs eux-mêmes, alors que ce n’est pas le cas pour le public et les groupes qui le représentent.

Accords sur les droits humains

Le processus accéléré et confidentiel rend le passage d’accords commerciaux beaucoup plus facile que, mettons, les accords sur les droits de l’homme. Le Congrès a depuis longtemps recours au «fast track» pour le commerce parce que l’isolationnisme peut être catastrophique sur le plan économique (cela a favorisé l’apparition de la crise de 1929, par exemple). Mais le fait est qu’aujourd’hui les accords commerciaux ont radicalement changé de nature. Lorsqu’il s’agit d’accords touchant aux droits humains, il est extrêmement dérangeant de constater l’influence que peuvent avoir, ou qu’ont manifestement, les industriels.

Les accords commerciaux touchant aux libertés civiles (et aux emplois, à l’environnement, à la santé publique… ) doivent être sérieusement étudiés par le public et ses véritables représentants (et pas après des négociations déjà conclues, ni par un Congrès entravé par trop de secrets de la part du gouvernement, et pas non plus au travers d’objectifs vagues ne pouvant répondre efficacement aux questions touchant les droits humains). Il est capital que les apports des conseillers des secteurs économiques soient attentivement vérifiés et non automatiquement mis en œuvre. La version actuelle du «fast track» implique que l’exécutif développe des directives pour impliquer le public. Malheureusement, le passé nous a montré que l’idée que les représentants du commerce se font de la participation du public s’apparentait plus à du théâtre qu’autre chose.

Le «fast track» vient de passer au sénat américain. Certains sénateurs, parmi lesquels Bernie Sanders, du Vermont, Elizabeth Warren, du Massachusetts, et Sherrod Brown, de l’Ohio, ont essayé de le bloquer, mais ils ont perdu à quelques voix. Désormais, le vote va passer au Parlement (peut-être dès cette semaine). Près de deux millions d’Américains ont déjà signé une pétition contre son passage. Pour une fois que le Congrès décide véritablement de faire passer une loi en oubliant les querelles partisanes et en soutenant le président, il serait vraiment triste que cela soit pour une loi qui permet aux États de négocier en secret les libertés des citoyens.