Lettre aux ministres, Juin 2006

26 June, 2006
26 May, 2009

Aux :  Ministres du commerce auprès de l’OMC

CC :  Pascal Lamy, Directeur Général de l’OMC et Président du Comité des Négociations Commerciales
          Ambassadeur Falconer, Président du Comité de l’Agriculture, Sessions spéciales
          Ambassadeur Stephenson, Président du Groupe de Négociation sur l’Accès aux Marchés

 

Date : 26 juin 2006

Concerne : Système Commercial Multilatéral : le moment d’une nouvelle approche

Monsieur, Madame le (la) Ministre du Commerce,

En tant que membres de la société civile du monde entier, nous sommes consternés par la direction que prennent les actuelles négociations à l’OMC. Lancées en 2001 en tant que « Ronde du Développement », les négociations actuelles interdisent toute possibilité de bénéfice pour la majorité des populations de la planète, particulièrement celles qui vivent dans les pays pauvres en voie de développement. Au contraire, nombre de propositions sur la table vont radicalement limiter les options de politiques nationales des pays en voie développement. De plus, les propositions des pays en voie de développement qui tentent de regagner une partie de cet espace politique sont constamment rejetées par les grandes puissances, en particulier par les Etats-Unis et l’Union Européenne. Au lieu de construire un système commercial multilatéral qui garantisse les droits humains, promeuve une croissance économique soutenable et assure l’accès à un travail décent, tout en protégeant notre environnement, les négociations actuelles sont établies de manière à réduire cet agenda vital.

Les tentatives de l’Union Européenne, des Etats-Unis et du Directeur général de l’OMC, Pascal Lamy, pour lancer l’Agenda de Doha en tant qu’effort multilatéral pour faire avancer le développement sont totalement hypocrites. Elles rentrent en complète contradiction avec ce que démontrent les onze ans d’expérience sur des accords de l’Uruguay Round avec l’OMC, ainsi que les projections indépendantes qui montrent les apports de cet agenda pour les pays en voie de développement. Faire pression pour que cet agenda soit conclu à travers une réunion Mini-ministérielle, dans laquelle la majorité des pays membres seront absents, ne peut que continuer de porter préjudice à la légitimité de l’OMC.

Nous vous présentons trois requêtes de base :

  1. Que vous vous objectiez à la légitimité de la Mini-ministérielle du mois de juin et en retiriez votre appui. En tant que règle basique de démocratie, et par respect pour les procédures et pour le mandat de l’OMC, toute Ministérielle convoquée par le Secrétariat de l’OMC doit permettre une participation effective de tous les membres.
  2. Que vous rejetiez toute tentative du Directeur Général, Pascal Lamy, de rédiger son propre texte afin d’être porté à l’évaluation des Ministres.
  3. Que vous commenciez maintenant avec une nouvelle approche du système commercial multilatéral. L’Agenda de Doha doit être enterrée. De nouvelles règles doivent mettre l’accent sur des politiques qui promeuvent les droits humains et un développement centré sur les personnes et écologiquement soutenable.

La raison de notre demande est détaillée ci-dessous. Une série de rapports économiques sur les résultats attendus de la Ronde de Doha, rapports établis par la Banque Mondiale, l’ONU et divers centres de recherche, dont Carnegie Endowment for International Peace, évaluent les coûts de l’Agenda de Doha. Ces analyses prévoient que la majorité de gains espérés des propositions de l’Agenda de Doha, dans leur état actuel, iront aux pays développés. Les gains restants seront distribués parmi les quelques exportateurs des pays développés à revenus moyens. Il est prévu que la majorité des populations des pays africains, des pays moins développés (LDC) et des pays en voie de développement vont perdre. Selon Carnegie Endowment for International Peace, « le Bangladesh, l’Afrique de l’Est et le reste de l’Afrique Subsaharienne seront affectés négativement, quels que soient les scénarios de Doha possibles, ceci que les ambitions soient modestes ou élevées. » L’évaluation des impacts de durabilité de la Commission européenne conclut : « par exemple, en Afrique Subsaharienne, la pauvreté peut s’accroître s’ils continuent à perdre économiquement de la libéralisation commerciale et à affronter des restrictions dans les politiques d’aide à la croissance. » Ceci est un résultat inacceptable pour des négociations multilatérales.

Il existe de graves problèmes dans les trois principaux secteurs de négociation : agriculture, accès aux marchés non agricoles (NAMA) et services. De nombreux pays en voie de développement se sont entendu pour lancer de nouvelles négociations dans le cadre de l’OMC et corriger ainsi les déséquilibres au sein de l’Accord sur l’Agriculture. Au lieu d’utiliser la révision de l’Accord sur l’Agriculture pour satisfaire les besoins vitaux et de survie de centaines de millions d’agriculteurs familiaux du monde entier, les négociations sur l’agriculture ont mis l’accent sur l’expansion des marchés globaux pour les exportateurs des pays développés et, dans une moindre mesure, pour les pays en voie de développement. Alors que les promesses de la dernière ronde d’obtenir un meilleur accès aux marchés des pays développés pour les pays en voie de développement continuent à ne pas être remplies, nous savons que les importations sans contrôle de produits agricoles sur les marchés locaux des pays en voie de développement ont un effet dévastateur pour la survie locale. Les bénéfices de cet accès aux marchés, où qu’il ait été réalisé (y compris dans les pays en voie de développement exportateurs de produits agraires à revenus nets moyens), n’ont pas touché la majorité de la population, y compris les petits agriculteurs familiaux, les paysans et travailleurs ruraux, qui au contraire ont été délocalisés et retirés du marché (y compris du marché interne) par le secteur de l’agrobusiness d’exportation, qui profite de ce genre d’accès au marché.

Au même moment, des problèmes urgents de commerce agricole ne sont pas considérés dans les négociations. Le Dumping des exportations agricoles provenant des Etats-Unis et de l’Union Européenne continue et réduit les prix mondiaux des cueillettes dont les pauvres dépendent, comme le coton, le maïs, le riz, le poulet, les produits laitiers et le sucre. Des simulations faites par des membres de l’OMC montrent que les offres faites par les Etats-Unis et l’Union Européenne de réduire leurs appuis domestiques ne vont en fait pas changer le niveau actuel des dépenses. Et alors que les activités d’entreprises publiques commerciales qui génèrent des distorsions du marché sont soumises à une stricte évaluation, la puissance bien supérieure d’un petit nombre de firmes d’agrobusiness dans divers marchés de Commodities est laissée sans aucun contrôle. La proposition du G33 sur les Produits Spéciaux et Mécanisme Spéciaux de Sauvegarde – appuyé par une large alliance de plus de 100 pays membres de l’OMC – est construite sur des critères de sécurité alimentaire et de développement rural afin de définir des mécanismes permettant aux pays en voie de développement de protéger leur secteur agricole de telles distorsions. Cette proposition a été l’objet de résistance des grandes puissances.

Une proposition récente du Groupe Africain (une alliance de 41 pays africains) sur comment administrer le commerce des Commodities agricoles constitue un pas un avant pour répondre à la crise de l’agriculture au sein des règles multilatérales commerciales. La proposition met l’accent sur la nécessité de garantir des prix stables, équitables et rémunérateurs pour les producteurs de Commodities ainsi que sur le traitement des sous approvisionnements structuraux dans les marchés des Commodities, avec des moyens qui incluent des taxes à l’exportation et d’autres restrictions à l’exportation afin de promouvoir le développement. La proposition africaine est une des rares tentatives sérieuses pour arriver à tenir la promesse originelle de l’Agenda de Doha comme une contribution positive au développement.

Dans les négociations au sein de l’accord NAMA sur les ressources naturelles (ou matières premières) et les tarifs industriels, les coupes tarifaires proposées par les pays développés auront un effet significatif et préjudiciable à long terme sur la base industrielle des pays en voie de développement ainsi que sur l’environnement. Puisque le taux des tarifs consolidés des pays en voie de développement est significativement supérieur à celui des pays développés, l’effet des propositions actuellement sur la table signifiera un pourcentage bien supérieur de coupes dans les tarifs des pays en voie de développement que dans ceux des pays développés – contredisant directement le mandat de négociation, qui était de requérir au moins la pleine réciprocité des engagements de réduction de la part des pays en voie de développement. Le Congrès des Unions Syndicales d’Afrique du Sud (COSATU) met en garde à propos des propositions qui pourraient laisser les pays « sévèrement désindustrialisés », les transformant en producteurs primaires à cause de la perte d’emplois et de richesse provenant de la perte des activités à valeur ajoutée.

Les conclusions du COSATU sont appuyées par le rapport de Carnegie, qui montre que les pays et régions en voie de développement les plus pauvres – Bangladesh, Afrique Subsaharienne et de l’Est – « perdraient de fait des emplois non qualifiés dans les industries de manufacture », tout comme « la part de marché de certains voir tous les produits manufacturés ». En plus, les pays en voie de développement perdront à travers les coupes drastiques dans les revenus tarifaires, qui se montent approximativement à US$ 63.4 milliards uniquement dans le secteur industriel. Cette perte est 10 fois supérieure aux gains prévus pour les pays en voie de développement dans leur ensemble au sein de la Ronde de Doha (6.7 milliards de dollars).

La désindustrialisation combinée avec la proposition de libéralisation  tarifaire extrême ou totale des ressources naturelles (qui est faite pour inclure les ressources de la pêche, les ressources forestières et minérales), au sein de l’accord NAMA, peut aussi mener les pays vers une plus grande dépendance vis-à-vis des exportations de Commodities. La plupart des exportations de Commodities génèrent des rentrées relativement basses.  Réorienter les ressources naturelles vers l’exportation a aussi des effets économiques très négatifs pour les communautés pauvres directement dépendantes de ces ressources pour leur survie. Par exemple, 350 millions de personnes vivent aux alentours ou dans des forêts, dépendant d’elles pour leur subsistance ou en tant que source de revenu ; et 60 millions d’indigènes sont directement dépendants des ressources forestières pour toutes leurs nécessités – en termes d’alimentation, de combustible, de médecine et de matériel. Approximativement 30 millions de personnes sont directement actives dans la pêche artisanale à petite échelle. Toutes ces vies sont mises en péril par les efforts d’appropriation des ressources naturelles de base pour l’exportation.

Les services, troisième secteur principal de négociation est aussi considéré comme anti-développement. La pression des pays développés pour que les pays en voie de développement libéralisent leurs services est sans répit. Dans ces négociations, les demandeurs requièrent des pays qu’ils lèvent les restrictions à l’accès aux marchés pour les entreprises étrangères et qu’ils déréglementent le secteur domestique des services pour que les entreprises étrangères puissent opérer sans restriction sur les marchés domestiques. Ceci nonobstant les résultats négatifs de la majorité des expériences de libéralisation des services dans les pays en voie de développement - dans le secteur de l’eau, de l’énergie, de la santé, de l’éducation, mais aussi dans le secteur financier ou de la vente de détail. En particulier, l’accès public aux services privatisés, spécialement pour les plus pauvres, s’en trouve généralement diminué pendant que la qualité des services est compromise et la création d’emplois locaux décline.

Malgré ces expériences, les pays développés continuent à faire pression pour obtenir une plus grande libéralisation des services au sein du GATS. Nous sommes aussi préoccupés par le fait que certains pays en voie de développement, ciblés par des demandes dans les services, ont indiqué qu’ils amarreraient certains de leurs secteurs de services qui ont été libéralisés en dehors du cadre de l’OMC. Nous sommes fortement opposés à ce type d’action : parce que d’une part, elle réduira l’espace politique des gouvernements en régulant à l’avenir leurs secteurs des services, et d’autre part parce que de telles offres sont faites en tant que rétribution pour des offres actuellement sans contenu de pays développés dans le secteur de l’agriculture.

Afin de calmer les pays en voie de développement, le monde développé propose un concept d’« Aide au commerce » afin de répondre aux «  coûts d’ajustements » - coûts tels que l’augmentation à court terme du chômage et la destruction de certains secteurs industriels (par exemple, ceux qui sont développés sous les hospices du traitement préférentiel). Nous sommes totalement opposés aux mécanismes de l’Aide au commerce, à son contenu et son calendrier, qui seront soumis à l’acceptation des parties bénéficiaires de la libéralisation imposée par l’Agenda de Doha. L’échange est absurde : l’argent ne va pas racheter l’espace politique ; de même, il n’existe aucune nouvelles ressources sur la table. Au contraire, les donateurs proposent simplement un rempaquetage des engagements existants en matière d’assistance au développement, déviant d’autant plus d’argent vers l’Aide au commerce.

L’actuel paquet de Doha est un mauvais accord. Il sert les intérêts privés des grands groupes à travers le monde, avec pour la plupart un siège dans le monde développé. Il échoue à répondre à toute une série de priorités, identifiées publiquement, en matière de politiques publiques commerciales : plein emploi dans des conditions de travail décentes, administration durable des ressources naturelles, création de capital domestique afin de construire des cycles économiques vertueux dans les pays pauvres, nécessité de frein au Dumping sur le Commodities sous valorisées dans les marchés mondiaux, distorsions de marché opérées par les pouvoirs monopolistiques et oligopolistiques exercés par un petit nombre de sociétés dans les secteurs de l’économie globale (comprenant le secteur bancaire, celui de l’exportation, la transformation et la distribution d’aliments et de Commodities et le secteur du pétrole).

Le moment est venu de commencer avec une nouvelle approche du système commercial multilatéral. La Ronde de Doha doit être enterrée, en commençant par le retrait de son appui, de la mise en cause la légitimité de la Mini-ministrérielle du mois de juin, et par l’ouverture d’une voie vers de nouvelles règles mettant l’accent sur des politiques qui promeuvent les droits humains, un développement centré sur les personnes et écologiquement durable.