Afrique: L'Afrique et l'OMC - Vers un risque d'affaiblissement du programme de développement

9 October, 2015

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Les dirigeants doivent lutter contre les atteintes au mandat de développement de Doha

A la réunion ministérielle de l'OMC de 2013, l'Inde s'est retrouvée bien seule face à la pression des pays riches sur son gouvernement contre son programme prônant la sécurité alimentaire et la constitution de stocks alimentaires. Cependant, elle est loin d'être seule lorsqu'il s'agit de reconnaître la valeur des réserves publiques alimentaires comme une garantie contre la volatilité des prix et les pénuries éventuelles, et comme partie intégrante des programmes de lutte contre la pauvreté.

En effet, plusieurs pays africains, dont le Kenya, l'Egypte et la Zambie ont pris de telles initiatives. Ils se berceraient d'illusion à penser que les mesures de l'OMC prises contre l'Inde ne leur seront jamais adressées. La plupart de ces pays ont dépassé, ou sont sur le point de dépasser les limites posées par l'Accord de l'OMC sur l'Agriculture (AsA), et se retrouvent dès lors soumis aux mêmes problèmes que l'Inde. Cet aspect technique, qui gonfle artificiellement le calcul des niveaux de subventions, doit se résoudre à Nairobi, tout comme les progrès réalisés sur d'autres questions agricoles sensibles, dans le cadre des longues négociations de Doha.

Remettons le Cycle de Doha dans son contexte. Quand bien même il satisferait intégralement les pays en développement, aucune des questions relatives à la souveraineté alimentaire soulevées par les mouvements sociaux dans l'Observatoire du Droit à l'Alimentation et à la Nutrition 2015, rendu public aujourd'hui à la FAO à Rome, n'était traitée. Ces derniers n'y voient donc qu'un ensemble minimaliste de la part de l'OMC – organisation dont ils contestent la légitimité de traiter les questions d'agriculture et de sécurité alimentaire et qui semble en fin de compte privilégier les intérêts des grandes entreprises et des détenteurs de capitaux des Etats les plus puissants.

Etats-Unis : diviser pour mieux régner

L'AsA permet aux pays riches de maintenir leurs subventions agricoles tout en empêchant les pays en développement de pouvoir offrir les mêmes conditions aux agriculteurs pauvres et marginaux. Toutes les tentatives des pays du G-33 de faire approuver leur proposition relative à la sécurité alimentaire (de passer les programmes publics de stockage en subventions de Catégorie verte à l'OMC) ont été bloquées, tout particulièrement par les Etats-Unis et l'Union européenne.

D'autre part, les questions dont les pays développés bénéficient le plus, comme l'Accord sur la facilitation des échanges, sont traitées à une vitesse record, voir accélérées avec agressivité par le Directeur Général de l'OMC lui-même, Roberto Azevedo.

Malheureusement, les Etats-Unis réussissent à influencer à leur avantage chaque réunion ministérielle de l'OMC de par la politique divisionniste qu'ils exercent. À Bali, c'est l'ensemble des mesures portant sur les pays les moins avancés (PMA) qui a été utilisé pour diviser les pays en développement. À Nairobi, la tactique la plus probablement utilisée sera celle de diviser les pays en développement en proposant d'insérer une catégorie supplémentaire de « Pays en développement à faible revenu », afin de séparer ces derniers des économies « émergentes », en premier lieu les BRICS. Et ainsi de déclarer qu'ils sont désormais trop développés pour recevoir le même traitement spécial et différencié (TS&D) accordé aux pays en développement dans leur ensemble.

Cette stratégie de « diviser pour mieux régner » semble porter ses fruits, puisque les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) ont récemment présenté un document à l'OMC prônant justement la séparation des pays émergents, répondant directement aux desseins divisionnistes des Etats-Unis à Nairobi.

Pour que la « Première Réunion ministérielle africaine de l'OMC » soit utile

On vante déjà le fait que la dixième Réunion ministérielle sera une première « africaine », accroissant ainsi la pression sur le Kenya, pays hôte, à produire un accord. Tout échec, bien sûr, est défini comme tout ce qui entraverait les intérêts des pays riches, au détriment des plus indigents de la planète, encore une fois.

Tout indique que les Etats-Unis et autres pays développés ne sont prêts à aucune concession dans les principales négociations agricoles. Ils vont très probablement pousser à la clôture du Cycle de Doha, et ce bien que toutes les questions pourtant inscrites à son mandat n'aient pas été traitées.

 

Cela permettrait aux pays développés d'introduire de nouveaux sujets à l'OMC, dont les questions de Singapour (comme les services, la politique de concurrence et l'investissement), qui avaient été reportées par les Etats membres jusqu'à ce que le DDA soit intégralement négocié. Ils visent aussi les entreprises publiques dans les pays en développement.

Le risque existe que le Kenya, désirant si ardemment que la Réunion ministérielle qu'il accueille termine sur une réussite, se désolidarise des pays en développement en appelant à la clôture prématurée du Cycle de Doha. Les conséquences d'une telle manœuvre seraient graves pour d'autres pays africains. Commençons par quatre d'entre elles.

D'abord, tous les pays en développement perdraient l'espace politique leur permettant de constituer des stocks alimentaires sans être condamnés par le mécanisme de règlement des différends de l'OMC pour distorsion commerciale. Même avec la cause de paix que l'Inde a réussi à négocier à Bali, seuls les programmes existants sont couverts et aucun autre programme ne sera autorisé. Comme indiqué plus haut, beaucoup de pays africains dont le Maroc, le Kenya, la Jordanie, la Zambie, le Zimbabwe et la Tunisie ont soit déjà dépassé les limites de subventionnement autorisées ou sont sur le point de le faire.

Poursuivre les subventions américaines sur le coton

Deuxièmement, les Etats-Unis ne sont prêts qu'à des concessions minimales sur la vieille problématique de leurs subventions sur le coton, qui bloquent les prix sur les marchés internationaux, au détriment sévère d'autres pays exportateurs, dont les quatre grands africains du secteur (Mali, Burkina Faso, Bénin et Tchad).

Les Etats-Unis et le Brésil ont réglé leur différend sur les programmes, en partie parce que la loi agricole américaine de 2014 a adopté des dispositions spécifiques sur le coton.

Cela dit, une étude récente estime que ces réformes n'ont eu aucun effet sur le blocage des prix des politiques américaines. De fait, les chercheurs estiment le coût pour les autres producteurs de coton à 3,3 milliards de dollars annuels dans les années à venir, de par la baisse conséquente des prix sur les marchés internationaux. Les 4 principaux pays africains exportateurs devraient pour leur part, selon l'étude, perdre environ 80 millions de dollars par an (Burkina Faso – 33 millions ; Mali - 26,5 millions ; Bénin - 16,5 millions ; Tchad - 3,3 millions). Les pertes pour l'Inde sont estimées à plus de 800 millions de dollars par an.

En troisième lieu, pour réduire le soutien des Etats-Unis à leur production nationale, les pays en développement font face à un enjeu majeur, qui est de mettre un terme à la concurrence déloyale et au dumping des produits agricoles. Les prix relativement hauts de ces dernières années ont offert un répit au reste du monde, mais tout porte à croire que le prix des cultures risque d'augmenter et le dumping de s'intensifier de nouveau, à moins que des plafonds ne soient établis à Nairobi sur le soutien à la production nationale. Les Etats-Unis exportent déjà du maïs à des prix en deçà des coûts de production, et ce en partie grâce à 6 milliards de dollars de subventions prévues aux exportateurs américains de maïs.

Quatrièmement, les négociateurs américains tentent de saper les dispositions facilitant l'accès à des médicaments vitaux. Ils proposent de lever le moratoire sur les « plaintes en situation de non violation » de l'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC). Or, la levée de ce moratoire, qui répondrait aux intérêts des firmes pharmaceutiques multinationales, exposerait les pays en développement à des différends commerciaux dès l'instant qu'ils souhaiteraient appliquer des mesures de santé publique dans ce domaine. Les pays en développement ont prévu une proposition alternative demandant à ce que les plaintes en situation de non violation restent inapplicables à l'ADPIC.

Dans tous les cas, les pays pauvres ont beaucoup à perdre à Nairobi si les Etats-Unis et les autres pays développés, soutenus par le Secrétariat de l'OMC, parviennent à leurs fins à la Réunion ministérielle. Les négociateurs africains ont tout intérêt à refuser l'abandon tacite du mandat que la Déclaration de Doha est censé porter en faveur du développement.

Biraj Patnaik est le Conseiller principal du Bureau des Commissaires de la Cour Suprême de l'Inde sur le dossier du Droit à l'Alimentation. Timothy A. Wise est Directeur du Programme de Recherche et de Politique à l'Institut mondial pour le développement et l'environnement de l'Université Tufts aux Etats-Unis.